Il est 19h ce mercredi et l’énergique introduction du “Téléphone Sonne”, émission phare de France Inter, retentit. La journaliste Fabienne Sintes sait arracher les auditeurs à leur torpeur et ce jour-là elle ne mâche pas ses mots : « Le climat est tel que ça ne pouvait finir que comme ça, cette tension dans la vie politique elle est là depuis longtemps (…) on ne reconnaît plus l’élu de la République et cet entre-soi des réseaux sociaux où l’on ne parle qu’avec les gens qui sont d’accord avec nous et où on se chauffe (…) et si cette sidération face à ce geste provoquait une prise de conscience salutaire ? » « Allez on respire ». La journaliste ne cache pas son désarroi face à la gifle reçue par la président de la République la veille, et toute l’émission qui suit se fera autour de cette base qui ne sera jamais questionnée : « Ca va trop loin ! »

Le principe du “Téléphone Sonne” est simple : quelques auditeurs appellent et deux-trois éditocrates ou experts commentent leur propos pour bien dire ce qu’ils ont envie de dire. « Amis auditeurs, vous avez la parole », s’exclame Fabienne Sintes. Car heureusement, des experts sont sur le plateau pour cadrer cette débauche de libre-expression. Ouf, parce que l’auditeur qui ouvre l’émission ne va pas du tout dans l’angle annoncé en préambule ; il débute son intervention en évoquant la décapitation de Louis XVI et propose divers explications à la violence politique actuelle (par « violence », France Inter ne parle que de la violence envers les politiques, pas des politiques envers leurs citoyens, évidemment) : le manque de représentativité de notre classe politique, la déconnexion des élites, le sentiment répandu que les choses se font sans notre accord… L’auditeur propose de changer de modèle politique pour une démocratie réellement participative.

C’est une intervention qui gonfle totalement le plateau qui compte, outre Fabienne Sintes, une éditorialiste du Monde, Françoise Fressoz, un directeur adjoint de l’institut de sondage BVA, Edouard Lecerf, et le chef du service politique de France Inter, Simon Le Baron. Car ils ont en effet des explications tout à fait différentes à proposer : cette « hystérisation » de la colère envers les élus, ils ne l’attribuent pas à nos chers représentants, mais bien aux citoyens qui ne comprennent rien. Et d’ailleurs, commente immédiatement la journaliste, l’auditeur serait sans doute tout aussi énervé et en colère s’il vivait dans un système démocratique surdéveloppé : sa frustration est intrinsèque à tout système où la décision collective l’emporte, voilà tout, rien à voir avec l’état de notre Ve République.

De toute façon, pour l’éditorialiste du Monde, « les citoyens ont la liberté d’expression, le droit de vote », alors pourquoi s’énerver ? « Donner sa voix à une élection, c’est quand même participer au débat républicain ». Vous voyez, pas la peine de rager. Alors pourquoi cette colère ? « Parce qu’il y a la montée du populisme », explique doctement Françoise Fressoz, qui n’a pas peur d’aligner les poncifs puisqu’elle ajoute à cela « l’individualisme grandissant » ainsi que « les réseaux sociaux où chacun est dans sa bulle » : Le bingo d’un étudiant de Science Po dès l’apéro. 

Les experts du plateau sont prolixes quand il s’agit de parler des effets terribles des réseaux sociaux : quelle plaie ces gens qui discutent librement, sans avoir besoin d’appeler “Le téléphone Sonne”. Et qu’importe si le second auditeur qui intervient entre ces brillantes analyses parle de l’absence de débat d’idées de fond et du règne de la polémique parmi les hommes politiques, il est immédiatement recadré : le procès de la gifle c’est celui des citoyens, pas des politiques !

D’ailleurs, entend-t-on dans la suite de l’émission, toute cette colère est décidément bien injuste parce les politiques vont « au contact » des Français : ils jouent le jeu, ils se rendent accessibles, alors pourquoi les accabler ? Macron lui-même est allé se mettre dans la foule – et qu’importe si, à chacun de ses déplacements, les participants sont triés sur le volet et les mécontents évacués manu militari, ça mérite le respect.

Bref, toute l’émission concourt à ce même constat : la gifle à Macron, c’est de votre faute à tous, à vos réseaux sociaux, à votre individualisme qui vous empêche de respecter les décisions collectives, votre colère mal placée… Parce que France Inter est formel : nous vivons dans un système politique dé-mo-cra-tique où chacun peut s’exprimer. Si vous vous sentez frustrés, c’est parce que vous vous comportez comme des enfants chauffés par leurs réseaux sociaux et qui ne comprennent rien à la notion d’intérêt général.  

Ça vous semble délirant ? C’est normal, ces « experts » et journalistes font reposer toutes leurs analyses sur une seule croyance, que les faits contredisent en permanence : nous vivons en démocratie, il n’y a que des individus et pas de classes sociales, les politiques veulent notre bien, et ce, même s’ils sont bourgeois, déjeunent avec des lobbyistes ou financent leurs campagnes avec des dons de grands patrons.

Alors évidemment, toute l’argumentation développée sur le plateau du Téléphone Sonne s’effondre si l’on considère deux minutes l’existence de la lutte des classes. Si l’on regarde à qui bénéficient les politiques menées depuis 30 ans. Si on s’attarde sur la répartition des richesses et sa monopolisation par la grande bourgeoisie. Si l’on regarde la composition sociologique de la classe politique actuelle, les 90% de députés cadres et professions intellectuelles supérieures, les 0% de députés ouvriers (qui représentent environ 20% de la population française). Une fois ces données en tête, on peut tout à fait comprendre pourquoi des gens sont en colère, ne se sentent pas représentés, ne pensent pas que leur bulletin de vote suffise à se faire entendre. Si l’on considère l’existence d’intérêts de classe divergents dans notre société, alors tout ce que raconte Fabienne Sintes, Françoise Fressoz et leurs confrères est caduque voire carrément stupide.

A défaut de ressentir de la compassion pour Macron victime d’une gifle, colériques individualistes surconnectés que nous sommes, nous avons bien pris une baffe en écoutant « le Téléphone Sonne » : celle que les journalistes et commentateurs accrédités de notre vie politique infligent chaque jour à notre intelligence, en opposant aux faits matériels et concrets de notre existence les abstractions et croyances que leur appartenance de classe bourgeoise culturelle leur donnent. 

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