dimanche 23 janvier 2011

« Pourquoi le Daubé est-il daubé ? »

Une autre version de ce texte est désormais disponible sur le site national d'Acrimed.



Voici le titre, bien étrange à première vue, d’un petit ouvrage, écrit par les membres d’une association grenobloise à l’inspiration quelque peu sardone [1] et qui ne devrait pas laisser le lecteur assidu de notre blog tout à fait indifférent…
Mais késako précisly ? (désolé d’étaler mes compétences anglophones, ça impressionne, je sais..)
Le « Daubé » est le surnom « populo » d’un quotidien régional, l’inamovible Dauphiné libéré, qui inonde l’Isère et ses alentours de sa bonhomie conservatrice et de son amour sans limites des élites, rien qui finalement ne doive étonner quand on connaît l’état en France de la PQR.
Les auteurs de cet ouvrage s’attachent toutefois, avec méthode et jubilation, à éclairer les évolutions de ce journal pour notables, passé en l’espace de quelques décennies des idéaux de la résistance à l’édification de ses lecteurs aux vertus des lois du marché et de la défense du pluralisme à la construction acharnée d’une position de monopole.
L’exemple du Daubé, tel que subtilement narré, est ainsi fort éloquent et ne manque pas d’illustrer des évolutions qu’on retrouve dans nombre de quotidiens régionaux.


La PQR en crise


Bien que longtemps tenue à l’écart (au moins partiellement) de la baisse drastique du lectorat qui touche la presse écrite nationale depuis une trentaine d’année, la presse quotidienne régionale est largement aujourd’hui dans le rouge. Les chiffres de diffusion s’effondrent avec une constance inquiétante et la peur panique menace les défenseurs de tous bords de la démocratie à dimension locale, la seule qui vaille parait-il quand tout fout le camp.
Les journalistes et les rédactions en chef regardent la ligne bleue des ventes comme on attend les résultats du loto (et Dieu sait qu’on gagne rarement) et les managers se creusent les méninges pour appliquer ce qui semble marcher là ou là.
Le temps n’est pas à la sérénité pour cette presse, souvent réputée pour son archaïsme (un autre observateur avisé, du même département d’ailleurs, en avait déjà rappelé les pesanteurs [2]) et pour l’inertie de ses structures… Inertie elle-même souvent imputée, les absents ayant toujours tort, au public toujours soupçonné de tout tirer vers le bas.
La crise est donc bien là pour les régionaux, au Daubé comme au Progrès, et il s’agit de trouver les recettes, qu’elles soient radicales ou plus laborieuses, pour maintenir le navire à flot…
Cela peut se faire dans diverses directions et souvent de façon cumulée : abaisser les coups de fabrication (autrement dit, en version décodée, sur-exploiter et sous-payer), développer l’info-service, les rubriques de « vie pratique » ou les jeux qui « boostent » les ventes quelques semaines, mais aussi multiplier les opérations commerciales en partenariat avec les entreprises de la région ou encore verrouiller les réseaux avec les sources institutionnelles pour éliminer les concurrences et raffermir l’omnipotence.
Les analyses suggérées par les auteurs de l’ouvrage montrent à quel point le Daubé constitue une sorte de cas d’école et que rien ne semble devoir faire limite au cynisme lorsque le temps est à la rationalisation.

« Grenews » et marketing patrimonial

Dans le contexte qu’on vient d’évoquer, la palme revient peut-être aux efforts pathétiques que le Dauphiné libéré aura investi pour la nécessaire, et toujours hautement stratégique, chasse aux nouveaux lecteurs et en particulier les jeunes. Denrée rare au temps du net, de facebook et tout ces machins super compliqués, les jeunes sont pourtant une clientèle de choix pour les annonceurs et aussi une sorte de must pour l’image d’un titre, fut-il provincial, notamment quand il se fait fort de monopoliser l’espace des préoccupations et des attentes sur son aire de diffusion. Parler donc non pas à un lecteur cible mais aux diverses composantes de son lectorat donne alors de curieux résultats…
Au Progrès, on avait choisi un temps de recruter des jeunes correspondants plutôt que les traditionnels secrétaires de mairies et l’origine maghrébine était même appréciée et recherchée lorsqu’il s’agissait de couvrir les événements ou les infos en provenance des banlieues.
Tout ça avec l’idée un peu assez sommaire (mais d’une certaine efficacité) que ça re-dynamiserait le traitement éditorial et que ça ferait re-gagner quelque crédit auprès notamment des populations éloignées du journal ou carrément récalcitrantes.
L’expérience n’a, à notre connaissance, pas été suivi d’un effet réel de rajeunissement ou de diversification culturelle notoire comme si les limites de cette innovation étaient restées cantonnées aux marges des informations locales et aux postes de correspondants.
De fait, le régional patenté de notre cru, Le Progrès pour ne pas le nommer (qui, soit-dit en passant, n’a pas pour le moment de petit nom moqueur et c’est bien dommage) a surtout fait confiance à la télévision (TLM) pour se « diversifier » ou à la vogue du gratuit (Lyon plus), comme s’il fallait multiplier les supports pour être mieux assuré de ne jamais changer les contenus.
Au Daubé, on apprend qu’une autre méthode, plus tranchée puisqu’elle sensée séparer les publics, a pu s’expérimenter avec le lancement en 2008 du Grenews… entendez « Grenoble » News mais dit en langage de jeunes quoi, si vous voulez… Enfin en langage de jeunes tel qu’il est vu surtout par les vieux et les petits génies du marketing (dont on vante trop peu l’imagination fertile) qui s’imaginent que le jeune, eh ben ! ça aime forcément des trucs prononcés en raccourcis…Trop bat' !!
À sa manière le Grenews illustre comme la cerise sur le gâteau la formule choisie par les auteurs au chapitre précédent pour décrire la ligne éditoriale du Daubé : « la continuité dans la médiocrité ».
On décrypte ainsi, grâce aux auteurs, les tenants et les aboutissants de cette invention qui décoiffe et qui se décline, excusez du peu, dans une formule 3 en 1, à savoir : un hebdo gratôche tiré à 45 000 exemplaires, un site internet et une « web TV » assortie.
Dans la réalité, cette tartuferie éditoriale a une autre fonction que la simple séduction des d’jeunes hagards et hypnotisés devant leurs écrans : damer le pion (et sévère si possible) aux concurrents que les années 2000 ont mis fort injustement en travers de la route du Daubé : qui en 2005 une télé locale (TéléGrenoble), qui en 2005 encore le site Indymédia de Grenoble, qui en 2006 un hebdo gratuit plus « branché » Grenoble et moi
Comme dit le Président du groupe Dauphiné Libéré que citent les auteurs (page 53) : « Nous assistons à une segmentation accrue des marchés. Nous devons passer d’une politique mono-produit à la gestion d’un portefeuille de produits différenciés ».
Ça rigole donc pas en Isère.
Autre aspect intéressant de l’ouvrage, l’analyse pointilleuse qui est faite des stratégies du groupe sur le plan partenarial.
Outre le Critérium du Dauphine libéré qui en est à 63ème année et qui visait à « mieux faire connaître le nom du journal dans sa zone de diffusion », le titre se répand tous azimuts à peu près dans tout ce qui peut rapporter, sous couvert d’exaltation de l’identité locale et départementale.
Comme le Progrès cherche à s’identifier à la ville de Lyon et à s’inscrire presque naturellement dans son paysage et son patrimoine, le Daubé fourmille d’idées pour faire à peu près la même chose mais avec une pointe de cynisme et d’arrogance supplémentaire qui tient peut-être à la quasi-absence de concurrence journalistique sur son aire de diffusion [3].
De fait, des gadgets (réveils à projection lumineuse, coffret aventure avec lampe et couteau, DVD d’un humoriste local) aux salons de tout acabit (immobilier, voyage, formation...) en passant par la vente de billets de spectacles, l’édition de livres régionaux jusqu’à une mallette gracieusement offerte aux nouveaux arrivants à Grenoble, peu de choses échappent à sa générosité [4] lorsqu’il s’agit d’enserrer subtilement le quidam dans ses « tentacules ».
C’est à ce prix, il est vrai, que l’on existe peu à peu pour tous comme une sorte d’institution incontournable dont il devient peu à peu presque inimaginable (ou totalement vain, ce qui est la même chose) de contester le bien fondé.

On l’aura compris, Acrimed 69 recommande la lecture de cet ouvrage [5] qui n’a pas seulement le mérite de combler un vide mais aussi celui d’ouvrir une voie à un peu moins de passivité et de fatalisme contre une presse qui enserre bien trop souvent la pensée et les imaginaires.

PASCAL CHASSON


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[1] Laquelle association non contente de donner dans la critique de médias pousse la provocation jusqu’à publier elle-même un journal de contre-information locale, « Le Postillon », lequel est diffusé sur Grenoble cinq ou six fois dans l’année et… « à l’improviste »; les numéros sont disponibles sur le site des Renseignements généreux. Le site de l’éditeur du ‘Daubé’ est ici : http://www.lemondealenvers.lautre.net Voir aussi l'entrevue avec Article XI : « Le Postillon : "320 euros, voilà tout le capital nécessaire au lancement d’un petit journal" », mai 2010.

[2] Philippe Descamps, « Misère du journalisme de province », Le Monde Diplomatique, novembre 96. http://www.monde-diplomatique.fr/1996/11/descamps/7444

[3] Le paysage médiatique lyonnais reste probablement plus concurrentiel que celui de Grenoble, du fait de la taille de l’agglomération, des enjeux politiques (la concurrence toujours vive avec Paris) etc. Ce qui ne signifie évidemment pas que la presse grenobloise soit ou ait toujours été monocorde, comme en témoigne l’analyse historique proposé par les auteurs au début de leur ouvrage.

[4] Ces opérations de « marketing patrimonial » sont, le rappellent les auteurs, déficitaires pour le Daubé sur le plan strictement économique.

[5] Ou son achat, voir le site de l’association.