« Si la banalisation de l’extrême droite se résumait aux médias Bolloré, ça se saurait »
Pauline Perrenot est journaliste pour l’observatoire des médias Acrimed et autrice du livre Les Médias contre la gauche
(Agone, 2023). Elle décrypte les mécanismes de l’extrême-droitisation
des médias et rappelle le rôle essentiel des médias indés.
Basta! : Selon une information du Parisien du 19 décembre, l’émission « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), présenté par Cyril Hanouna sur C8, s’arrêterait en février. Ça y est, c’est bon, c’est la fin de la surreprésentation de l’extrême droite à la télé ?
Pauline Perrenot : Évidemment non, ça ne règle pas
le problème. Compte tenu de la structuration du paysage médiatique et
des phénomènes de concentration, Hanouna peut sortir par la fenêtre C8
mais re-rentrer sur le devant de la scène médiatique par la porte
d’Europe 1 – où il officie d’ailleurs déjà – de CNews ou même du Journal du dimanche… Tous ces médias sont possédés par Bolloré.
D’autre part, si la question de la banalisation de l’extrême droite
se résumait aux médias détenus par Vincent Bolloré, ça se saurait. Ils
sont évidemment à l’avant-poste de la contre-révolution réactionnaire.
Mais chez Acrimed, non seulement on inscrit ce processus dans une
temporalité plus longue, mais on refuse également le mythe qui postule
une étanchéité entre les médias de Bolloré et le reste du paysage
médiatique. Les médias qui occupent une position dominante et légitime
dans le champ journalistique sont aussi concernés par la question de la
normalisation de l’extrême droite.
Quel constat dressez-vous à Acrimed sur la présence médiatique de l’extrême droite ?
Quand on parle d’extrême-droitisation, on parle d’une banalisation
des idées d’extrême droite, de ses visions du monde, mais également de
la crédibilisation des représentants des extrêmes droites au sens large –
dans le champ politique et au-delà.
L’histoire n’a donc pas commencé avec la montée en puissance de
Bolloré dans le paysage médiatique, dont la droitisation épouse une
trajectoire parallèle à celle du champ politique : si l’on regarde par
exemple les travaux d’Ugo Palheta sur le processus de fascisation en France,
on comprend que l’on fait face à de nombreuses dynamiques (le tournant
néolibéral des politiques publiques ; le durcissement autoritaire de
l’État ; le renforcement du nationalisme et du racisme ; la montée du
Front national ; l’affaiblissement politique du prolétariat) qui ont
cours depuis les années 1970-1980.
S’agissant des grands médias, avec Acrimed, on essaye de
mettre en lumière les mécanismes et les tendances lourdes qui, selon
nous, ont contribué en miroir à normaliser l’extrême droite. Il y a,
d’abord, la consolidation d’un pôle frontalement réactionnaire :
l’extension de l’empire Bolloré, mais aussi la surreprésentation d’un
grand nombre de commentateurs réactionnaires – « experts »,
intellectuels, journalistes, etc. – légitimés de longue date par des
médias « acceptables ».
Ensuite, on a essayé de beaucoup documenter comment les médias ont
participé à co-construire les cibles de la peur et de la haine : comment
les obsessions de l’extrême droite (insécurité, immigration, autorité,
islam) ont non seulement occupé une place de plus en plus centrale dans
l’agenda médiatique, mais aussi comment les cadrages de ces thématiques
ont progressivement épousé la grille de lecture qu’en donnent les partis
de droite, en particulier dans l’audiovisuel et dans une large partie
de la presse hebdomadaire.
Le troisième angle, c’est celui de la dépolitisation de la politique
et, singulièrement, la dépolitisation et la peopolisation de l’extrême
droite. Là, on s’intéresse beaucoup plus au journalisme politique en
tant que tel, au triomphe du commentaire aux dépens du reportage ou de
l’enquête : la focalisation sur le jeu politicien au détriment des
enjeux de fond, l’emprise de la communication sur l’information
politique, les mésusages des sondages, la façon dont les cadres du RN
ont été surreprésentés et mis en scène comme la principale force d’
« opposition » aux partis de gouvernement, etc.
La
revue de presse du journalisme engagé : une sélection d’enquêtes, de
récits, et d’alternatives parues dans la presse indépendante,
directement dans votre boîte mail.
Sur le plan socio-économique par exemple, l’accompagnement médiatique
des politiques néolibérales (et donc la délégitimation de toute
alternative progressiste) aura largement alimenté un sentiment de
fatalisme vis-à-vis de l’ordre établi, lequel caractérise en partie le
vote RN.
Ces dynamiques ne sont pas uniformes selon les médias, elles sont
entretenues plus ou moins consciemment par les professionnels, mais ce
sont des tendances dominantes qui contribuent à normaliser l’extrême
droite et ce, depuis plusieurs décennies.
Juste pour mettre les choses au clair avant de continuer :
les médias sont-ils les seuls responsables de la dédiabolisation de
l’extrême droite ?
Les travaux de sociologie et de science politique sur l’extrême
droite permettent de comprendre les conditions matérielles, sociales,
économiques, politiques, etc. qui ont contribué sur le long terme à la
progression (notamment électorale) de l’extrême droite dans la société.
On a toujours dit, pour notre part, que les médias dominants n’étaient
pas les premiers responsables de cet enracinement.
Mais en tant que co-organisateurs du débat public, producteurs
d’informations et de représentations du monde social, ils jouent un rôle
effectif de légitimation. Il faut comprendre ce rôle en tant que tel :
ni le surdéterminer, ni le sous-estimer. Quand on parle de banalisation,
de crédibilisation, il faut entendre ces mots pour ce qu’ils sont et ne
leur faire dire ni plus ni moins.
On voit de nombreux chroniqueurs et chroniqueuses issus de la
presse d’extrême droite invités sur des chaînes de télé (par exemple,
Juliette Briens, militante identitaire et qui travaille pour le magazine
d’extrême droite L’Incorrect, invitée comme chroniqueuse sur
BFM). Il y a donc une porosité, une continuité entre des médias
d’extrême droite et des médias dits « traditionnels » ?
Il ne faut pas penser les médias Bolloré comme des médias
« cloisonnés ». Il ne s’agit pas de mettre un signe égal entre toutes
les lignes éditoriales, ça n’aurait pas de sens. Mais il faut en effet
souligner un continuum dans la fabrique et le mode de traitement de
l’information. La circulation médiatique des commentateurs
réactionnaires – et, par conséquent, de leurs idées et discours – est un
très bon exemple à cet égard. Parmi eux, l’un des cas les plus
spectaculaires, c’est Zemmour.
Avant de basculer dans le jeu politique, il a été journaliste et éditorialiste. Il a construit sa carrière au Figaro mais il a aussi travaillé pour Marianne,
RTL, i-Télé… C’est le salarié qui est resté le plus longtemps à
l’antenne de « On n’est pas couché », l’émission de Laurent Ruquier sur
France 2. Tout au long des années 2010, Éric Zemmour a sorti des livres
qui ont fait l’objet d’un battage médiatique quasi systématique.
De nombreux médias perçus comme « légitimes » et « respectables » ont
donc vraiment contribué à construire son capital médiatique. Alors
quand CNews lui a offert un fauteuil régulier en 2019 pour la fameuse
émission « Face à l’info » – qui a été pensée comme une rampe de
lancement pour sa carrière politique –, la chaîne a capitalisé sur une
notoriété entretenue pendant près de 30 ans par les autres médias.
Si on ne prend pas en compte cette complaisance continue des
chefferies médiatiques à l’égard de cet agitateur (parmi d’autres …), on
ne peut pas comprendre ce qui a été appelé le « phénomène Zemmour » fin
2021 et début 2022. Il y a eu un emballement médiatique absolument
délirant. À Acrimed, on est vraiment tombés de notre chaise à ce
moment-là, en voyant la surface médiatique qu’il a occupée, la
complaisance avec laquelle il a été reçu, la façon dont les
intervieweurs et intervieweuses ont complètement renoncé à contrecarrer
ces thèses.
Cette séquence a été tout à la fois un symptôme et un accélérateur de
la normalisation médiatique de l’extrême droite et du racisme. Elle
était un révélateur, également, de la manière dont fonctionne le théâtre
médiatique : la low-costisation du débat, la prime au spectaculaire, le
mimétisme, etc.
Quel est le rôle de la concentration des médias dans tout cela ?
Elle a plusieurs rôles. Comme les pouvoirs publics ont renoncé à
toute mesure contraignante en matière de propriété et de concentration
des moyens d’information et de communication, évidemment, les
industriels milliardaires ont les mains libres. Bolloré, ce n’est pas
que CNews : c’est maintenant de la presse écrite, de la radio.
Mais c’est aussi une présence à d’autres niveaux de la chaîne de
production et de diffusion de l’information et de la culture : il
possède les points de vente Relay, des salles de spectacle, un institut
de sondage (CSA, groupe Havas, une filiale de Vivendi) ainsi que des
groupes d’édition. Ce double phénomène de concentration, à la fois
horizontale et verticale, permet vraiment d’édifier un empire médiatique
ici mis au service d’un combat politique clairement campé à l’extrême
droite, dont Bolloré n’a d’ailleurs jamais fait mystère.
Au-delà du phénomène de concentration et du cas Bolloré, c’est bien
le mode de propriété capitalistique des moyens d’information et la
financiarisation des médias qui posent un problème majeur. De ce mode de
propriété capitalistique découlent toutes les contraintes commerciales
qui pèsent sur la production de l’information et formatent le débat
public « low cost » tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il y a un
nivellement par le bas terrible, un triomphe du commentaire et du
bavardage, qui excède de loin les frontières des chaînes d’information
en continu à proprement parler.
C’est un modèle qui, à bien des égards, favorise l’extrême droite.
Sur les plateaux notamment, les commentateurs réactionnaires nagent
comme des poissons dans l’eau. C’est flagrant. Ils commentent les
sondages biaisés, montent en épingle des faits divers, invectivent,
idéologisent des ressentis, etc. Ils se nourrissent des idées reçues qui
irriguent la pensée médiatique dominante depuis des décennies. La
plupart du temps, ils n’ont pas besoin de remettre en cause les cadrages
des journalistes et peuvent alterner les provocations et les
contre-vérités sans être repris.
A contrario, c’est beaucoup plus compliqué pour des acteurs
(politiques, associatifs, intellectuels, etc.) en capacité d’apporter
une contradiction étayée aux thèses libérales, sécuritaires, racistes et
xénophobes. Ils sont non seulement sous-représentés, mais les
contraintes des dispositifs entravent, pour ne pas dire empêchent
structurellement leur expression.
En Belgique, les médias de l’audiovisuel public wallon
refusent de donner la parole en direct à l’extrême droite, pour ne pas
la laisser diffuser ses idées sans cadre ou contradiction possible. Cela
pourrait-il être une solution ?
Je pense que le problème est plus large, notamment parce que le
processus d’extrême-droitisation ne repose pas que sur des personnalités
étiquetées « extrême droite »… Depuis les années 1970, les responsables
politiques ont progressivement légitimé les slogans sécuritaires, y
compris la gauche de gouvernement, mais aussi les mots d’ordre
autoritaires, nationalistes et identitaires.
Ça s’est encore accéléré au cours des années 2010 et plus encore à
partir de 2015. Les gouvernements d’Emmanuel Macron ont ensuite entravé
méthodiquement les conquis sociaux des travailleurs, les libertés
publiques, les droits des étrangers, emprunté au répertoire et au
vocabulaire de l’extrême droite pour aujourd’hui construire des
alliances objectives avec elle…
S’agissant des médias, encore une fois, beaucoup des thèses de
l’extrême droite sont ventilées par des professionnels qu’on ne peut pas
soupçonner de voter à l’extrême droite. Un exemple m’a toujours paru
très symptomatique : en septembre 2021 sur France 2,
la rédaction d’« Élysée 2022 », une émission politique très regardée
(on parle de millions de téléspectateurs) avait organisé un « face à
face » entre Valérie Pécresse et Gérald Darmanin.
À cette occasion, ce sont les deux présentateurs, et non leurs
invités, qui ont introduit dans le « débat » la thèse raciste et
complotiste du « grand remplacement » : Léa Salamé et Thomas Sotto, deux
professionnels qui occupent une position professionnelle et symbolique
très importante dans le champ journalistique, valorisés par une grande
partie de leurs pairs.
Quand on parle d’imposition et de légitimation des préoccupations de l’extrême droite, là, on est en plein dedans.
La façon de cadrer l’information, de mettre à l’agenda certains
sujets plutôt que d’autres, de systématiquement légitimer certains
acteurs et d’en discréditer d’autres, tout cela constitue le « bruit
médiatique ». Et il faut dire que celui-ci aura largement acclimaté les
publics à des visions du monde réactionnaires.
Évidemment, on sait comment sont structurées les rédactions. On sait
qu’il y a de très nombreux journalistes qui n’ont pas la main sur leurs
sujets, qui travaillent dans des conditions désastreuses et qui sont
soumis à l’autoritarisme de leur hiérarchie. Ils doivent faire mille
métiers en un, et n’ont donc pas forcément la latitude et les marges de
manœuvre nécessaires, ne serait-ce que pour réfléchir à comment ils
souhaiteraient traiter un sujet.
Si la droitisation est transversale dans les médias dominants, elle
est aussi un processus qui opère par le haut du champ journalistique, là
où se concentre le pouvoir éditorial, parmi les directions
sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes.
Christophe Barbier résumait très bien leur état d’esprit : « Aujourd’hui
la peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen ». Il n’y a
pas besoin d’en dire plus.
Dans ce contexte, quel est le rôle des médias indépendants ?
Le travail des médias indépendants est colossal. Basta!, StreetPress, Mediapart, Arrêt sur images, Acrimed, Le Monde diplomatique, Reporterre, Le Média, Blast, Le Bondy Blog…
Beaucoup de médias indépendants font non seulement un travail d’enquête
sur l’extrême droite en tant que telle, ses pratiques, ses politiques,
son idéologie, mais ils incarnent aussi un véritable pluralisme.
C’est dans ces médias qu’on va donner une place plus importante aux
reportages et à l’enquête sociale. Ils ont aussi des cadrages et des
façons de problématiser « l’actualité » qu’on ne voit pas ailleurs – et
ça, sur tout un tas de sujets. Enfin, dans ces médias, on entend des
personnes rarement – pour ne pas dire jamais – sollicitées par les
médias dominants, qu’on pense à des militants associatifs,
antifascistes, des chercheurs, des chercheuses, des intellectuels...
Sans le travail d’information des médias indépendants, le pluralisme
serait dans un état encore plus lamentable. Cela étant dit, ces médias
ne « font pas l’agenda » et restent moins « légitimes », généralement
moins suivis. C’est l’une des raisons pour lesquelles Acrimed
appelle à ne jamais perdre de vue la transformation radicale des médias,
laquelle ne pourra pas faire l’économie de mesures ambitieuses visant à
libérer l’information de la marchandisation et de l’emprise des
industriels milliardaires.