Un article de Laurent Mauduit publié sur le site de MÉDIAPART.
La promotion par Vincent Bolloré de figures de l’extrême droite à la 
tête des médias qu’il contrôle constitue une accélération majeure du 
naufrage de la presse française. Mille et une lâchetés, abandons ou 
complicités accumulées pendant des années permettent aujourd’hui au 
milliardaire breton d’agir à sa guise.
Laurent Mauduit
23 juillet 2023 à 17h51
L’irruptionL’irruption
 de Vincent Bolloré dans l’univers des grands médias français constitue à
 n’en pas douter un tournant majeur dans l’histoire de la presse 
française. L’opération de prédation conduite depuis quelques années par 
une poignée de milliardaires sur les grands moyens d’information a 
changé de nature.
Car si la normalisation économique de la presse,
 conduite par ces puissances d’argent, s’est souvent prolongée par une 
normalisation éditoriale, avec un cortège de pressions, de censures ou 
de manipulations diverses, aucun de ces milliardaires n’avait osé faire 
ce que Bolloré entreprend aujourd’hui : transformer ses médias en 
officines de la droite extrême ou de l’extrême droite, et porter à leur 
tête des figures provenant de ces cercles ultraréactionnaires.

 
La longue grève qui paralyse Le Journal du dimanche (JDD),
 déclenchée le 22 juin par la rédaction lorsque celle-ci a appris que 
Vincent Bolloré voulait installer comme directeur Geoffroy Lejeune, 
jusque-là patron de Valeurs actuelles, invite à se pencher sur 
une question majeure : comment en est-on arrivés là ? Quelles sont les 
mille et une lâchetés, abandons ou complicités qui expliquent que la 
France des médias soit tombée si bas ? Comment le droit de savoir des 
citoyens et citoyennes, pourtant l’un des rouages majeurs de la 
démocratie, a-t-il pu ainsi être mis en danger ?
1. Avec Bolloré, un tournant historique
Convenons
 d’abord que l’irruption de Bolloré dans le paysage des médias constitue
 bel et bien un tournant dans l’histoire de la presse française. Ce que 
nous avions connu depuis près de 15 ans, c’était une opération de 
prédation que l’on pourrait qualifier de classique. Une petite dizaine 
de milliardaires ont progressivement mis la main sur la quasi-totalité 
des grands médias français : Bernard Arnault sur Les Échos puis Le Parisien ; Xavier Niel et ses associés sur le groupe Le Monde, puis sur L’Obs, Nice-Matin ou encore les journaux de France-Antilles ; Patrick Drahi sur Libération (aujourd’hui revendu), BFM Business, BFMTV ou encore RMC ; la famille Dassault sur Le Figaro ; Rodolphe Saadé sur La Provence ; Daniel Kretinsky sur Marianne, etc.
Et
 de cette normalisation économique a découlé une normalisation 
éditoriale. On en connaît la liste interminable, du licenciement d’Aude 
Lancelin de L’Obs en 2016 jusqu’au récent et brutal changement de direction aux Échos, en passant par les censures au Parisien : en 2016, ses journalistes n’ont pas pu parler de Merci Patron !,
 le film de François Ruffin ridiculisant LVMH, propriétaire du journal 
depuis 2015 ; en octobre 2022, une interview du patron de la CGT 
Philippe Martinez n’est pas parue ; et la rédaction a encore fait état récemment
 de pressions éditoriales… Et puis, surtout, cet écosystème mortifère 
dominé par les puissances d’argent a généré des systèmes d’autocensure 
parfois généralisée.
Dans ce système de presse d’influence ou de 
presse de connivence, les logiques d’information ont donc été fortement 
abîmées, car chacun de ces milliardaires a poursuivi des intérêts qui 
lui étaient propres, souvent pour plaire au pouvoir politique.
Comme nous l’avions rappelé ici, en rachetant Libération
 en 2014, Patrick Drahi a répondu aux souhaits du président François 
Hollande et de son ami Laurent Joffrin qui cherchaient un moyen de 
recapitaliser le quotidien et de s’assurer qu’il vienne en appui de 
Hollande dans l’hypothèse d’une nouvelle campagne présidentielle. La 
famille Dassault, elle, ménage régulièrement le pouvoir en place dans Le Figaro, comme ici en 2014, afin de s’assurer de continuer à s’attacher les services du chef de l’État en VRP de luxe pour vendre ses Rafale.
Mais
 aucun de ces milliardaires n’avait mis ouvertement les médias dont il 
avait pris le contrôle au service de thématiques xénophobes ou 
islamophobes. C’est ce pas-là qu’a franchi Vincent Bolloré : en 
transformant hier i-Télé en CNews, puis en installant Éric Zemmour comme
 chroniqueur de la chaîne, et enfin en mettant cette dernière au service
 de la campagne pour la présidentielle de cette même figure de l’extrême
 droite ; en plaçant aujourd’hui Geoffroy Lejeune, soutien d’Éric 
Zemmour, à la tête du JDD.
L’irruption de Bolloré dans le
 paysage médiatique est adossée à un projet de nature politique qui vise
 à saper les valeurs républicaines. Elle renvoie à une époque trouble, 
celle de l’entre-deux-guerres, qui avait vu certains grands médias 
tomber dans l’escarcelle de l’extrême droite. L’exemple le plus célèbre 
est évidemment celui du Figaro, racheté en 1922 par François 
Coty (1874-1934), un homme d’affaires qui a fait fortune dans 
l’industrie du parfum. Violemment anticommuniste, tout aussi violemment 
antisémite, François Coty (de son vrai nom, Joseph Marie François 
Spoturno) enrôle alors le journal qu’il vient d’acheter dans ses 
campagnes politiques.
Admirateur
 forcené de Benito Mussolini (1883-1945), qui vient de prendre le 
pouvoir en Italie, François Coty inonde aussi d’argent l’Action 
française mais finit par se fâcher avec le mouvement monarchiste. « 
Faveur éphémère de la fortune, il se trouva qu’un ploutocrate se toqua 
de nous. C’était le fameux parfumeur Coty, devenu propriétaire du Figaro », racontera Charles Maurras (1868-1952) en 1943 dans La Contre-Révolution spontanée.
 Le chef de file de l’Action française, Léon Daudet (1867-1942), sera 
tout aussi ingrat avec celui qui lui a apporté tant d’argent, le 
traitant de « crétin juché sur un monceau d’or ».
Il faut
 donc regarder les choses en face – ce que beaucoup de politiques se 
refusent à faire : le François Coty d’aujourd’hui s’appelle Vincent 
Bolloré.
C’était précisément avec cette histoire sombre que le 
Conseil national de la résistance (CNR) avait voulu rompre, en fixant en
 1944 dans son programme cette belle ambition, pour tourner la page 
honteuse de la presse collabo, mais sans doute plus encore, la page tout
 aussi honteuse de la presse affairiste de l’entre-deux-guerres : « Rétablir la liberté de la presse, son honneur et son indépendance vis-à-vis des puissances financières ».
C’est donc un terrible retour en arrière que connaît aujourd’hui la presse.
2. Les ravages de la privatisation de l’audiovisuel
Si
 Vincent Bolloré a pu instrumentaliser ses médias pour en faire les 
chambres d’écho de l’extrême droite, c’est d’abord pour une raison qui 
renvoie à une histoire longue, à laquelle la droite comme les 
socialistes ont apporté leur pierre : celle de la privatisation de 
l’audiovisuel français et de son onde de choc sur le secteur public.
Il
 faut avoir à l’esprit qu’au regard de la loi du 30 septembre 1986 sur 
l’audiovisuel, baptisée « loi Léotard », dont les principales 
dispositions sont toujours en vigueur, les chaînes dont les 
milliardaires sont les opérateurs ne leur sont concédées qu’à titre 
temporaire. Elles ne leur appartiennent pas. La concession ne constitue 
qu’un « mode d’occupation privatif du domaine public de l’État », indique l’article 22.
Or,
 sans que nul ne s’en offusque, les concessions se sont transformées en 
appropriation. Le début de cette histoire consternante, c’est la 
privatisation de TF1, en 1987, qui va tirer vers le bas tout le secteur 
audiovisuel français. En droit, le groupe Bouygues n’achète en effet à 
l’époque, pour 3 milliards de francs, qu’une concession lui permettant 
d’être l’opérateur de TF1 pour dix ans. Trente-cinq ans plus tard, par d’innombrables manigances
 peu connues, sans jamais qu’un nouvel appel d’offres n’ait été lancé, 
il est toujours aux commandes de la chaîne, sans avoir jamais déboursé 
un centime de plus.
Et ce n’est pas la seule disposition de 
l’appel d’offres qui a été violée. Celui-ci prévoyait aussi la 
possibilité pour la puissance publique d’annuler la concession, au nom 
du « mieux-disant culturel ». Or, on sait qu’il s’est agi d’une farce, 
et les pouvoirs publics, de gauche comme de droite, ont laissé faire.
Le
 pouvoir, qu’il soit socialiste ou de droite – ou le Conseil supérieur 
de l’audiovisuel (CSA), à ses ordres –, avait, avec cette clause du « 
mieux-disant culturel », le moyen de mettre TF1 au pied du mur : soit la
 chaîne respecte ses engagements, soit elle s’expose au retrait de sa 
fréquence. Cette menace ultime n’est jamais brandie et le groupe 
Bouygues est devenu le véritable propriétaire de la fréquence de TF1, 
alors que c’était un bien public supposé être inaliénable.
C’est 
donc cette démission de la puissance publique qui est à l’origine de ce 
que CNews est devenue : puisque l’État a laissé faire les milliardaires,
 et leur a fait cadeau des fréquences, même si ce sont des biens 
publics, pourquoi Vincent Bolloré n’en aurait-il pas profité comme bon 
lui semble ?
3. La spéculation gagnante de Bolloré sur les fréquences 
Non
 seulement quelques milliardaires se sont approprié des chaînes dont ils
 ne devaient être que les exploitants à titre provisoire, mais observant
 l’inertie, sinon la complicité, de l’État, ils se sont mis à spéculer 
sur les fréquences publiques, revendant, plus-values à la clef, des 
fréquences qu’ils avaient obtenues de l’État à titre gracieux.
Attribuée
 gratuitement par le CSA, la chaîne numéro 23 est ainsi revendue en 2015
 par l’homme d’affaires Pascal Houzelot 88,5 millions d’euros à 
NextRadioTV, qui elle-même a par la suite été croquée par Patrick Drahi.
 Mais Pascal Houzelot, qui a mis ses réseaux au service d’Emmanuel 
Macron lors de la présidentielle de 2017, et qui siège au conseil de 
surveillance du Monde, a eu des précurseurs : de richissimes hommes d’affaires français ont pu agrandir leur fortune par le même type d’opération.
Une
 seule suffit à résumer la folie du système français : celle qui a 
permis à Vincent Bolloré d’engranger une plus-value exorbitante en 
spéculant sur la TNT, grâce à laquelle il a pu monter au capital du 
groupe Vivendi et, par ricochet, devenir le véritable patron de sa 
filiale, le groupe Canal+.
Quand, à la fin de l’été 2011, Vincent 
Bolloré cède le contrôle de 60 % des deux chaînes de la TNT qu’il 
contrôle, Direct Star et Direct 8, il réalise une affaire en or. Direct 
Star, c’est l’ex-Virgin 17, qu’il a rachetée au groupe Lagardère 70 
millions d’euros et qu’il rétrocède à Canal pour près de 130 millions 
d’euros. Et Direct 8, il l’a obtenue gracieusement, au terme d’une 
autorisation que le CSA lui a accordée le 23 octobre 2002.
Dans
 le « deal » que Vincent Bolloré fait avec le groupe Vivendi, les deux 
chaînes sont valorisées 465 millions d’euros, alors que l’industriel 
breton n’y a investi guère plus de 200 millions. Grâce à l’État, il fait
 par conséquent une culbute financière exceptionnelle… d’autant plus 
importante que Vincent Bolloré est payé en titres Vivendi, à un cours 
exceptionnellement bas, de 17 euros, du fait de la crise financière, à 
l’époque encore très violente.
Vincent Bolloré a ainsi fait une 
culbute presque 50 % au-dessus de ce que l’on pensait à l’époque où il a
 vendu les deux chaînes de la TNT. Et, dans la foulée, il est devenu 
l’homme fort du groupe Vivendi (il en devient le président du conseil de
 surveillance en juin 2014), et par là même aussi, l’homme fort de sa 
filiale, le groupe Canal+, et de sa sous-filiale i-Télé, bientôt 
transformée en CNews.
Allez vous étonner ensuite que Vincent 
Bolloré prenne ses aises : son audace insupportable est le produit de la
 démission, ou plutôt de la complicité des pouvoirs successifs.
4. L’alerte d’i-Télé que personne n’a voulu entendre
Cette
 situation est d’autant plus grave que le projet politique de Vincent 
Bolloré est connu depuis longtemps. Il a construit son empire sur les 
décombres du capitalisme colonial français, en prenant d’abord d’assaut 
la banque Rivaud, qui était la banque de la Françafrique en même temps 
que celle des coups tordus du RPR. Et il n’a jamais caché qu’il 
défendait des valeurs en empathie avec le groupe qu’il construisait.
Aucun
 responsable politique ne peut prétendre qu’il ignorait les attaches de 
Vincent Bolloré avec la droite radicale. Voilà bien longtemps qu’il a 
tombé le masque, même si beaucoup ont fait mine de ne pas le voir. Se 
souvient-on par exemple qui le milliardaire porte à la direction de la 
rédaction d’i-Télé, en septembre 2015, quand il prend le contrôle de la 
chaîne ? Il s’agit de l’un de ses proches, Guillaume Zeller, petit-fils 
d’André Zeller (1898-1979), l’un des quatre généraux putschistes de la 
guerre d’Algérie.
Sur le coup, la nomination fait scandale. Non 
pas que l’on puisse être tenu pour responsable de son ascendance, mais 
parce que l’intéressé évoluait lui-même de longue date dans le 
microcosme des catholiques ultraconservateurs, multipliait les 
entretiens avec la radio d’extrême droite Radio Courtoisie et avait ses 
habitudes sur Boulevard Voltaire, le site de Robert Ménard, devenu en 
2014 maire de Béziers.
Dans un point de vue publié sur ce site le 10 novembre 2012, Guillaume Zeller dénonçait ainsi « l’imposture du 19 mars »,
 jour anniversaire de la signature, en 1962, des accords d’Évian qui ont
 marqué la fin de la guerre d’Algérie. Dans un autre billet de blog sur 
le même site, publié le 4 décembre 2013, sous le titre « Paul Aussaresses aurait pu être un héros national »,
 il chantait les louanges du général, s’appliquant à relativiser les 
actes de torture dont le militaire s’est rendu coupable pendant la 
guerre d’Algérie.
Or, à l’époque, personne ne se met en travers de
 cette nomination. Il y avait pourtant un moyen simple de le faire : que
 le gouvernement accepte de doter les rédactions d’un statut juridique 
leur conférant des droits moraux, dont le droit d’approbation ou de 
révocation de leur direction. Mais, en discussion à l’époque au 
Parlement, la proposition de loi du socialiste Patrick Bloche sur les 
médias n’a pas pris en compte cette exigence démocratique qui aurait 
servi de bouclier à la rédaction d’i-Télé, à l’époque très menacée et 
conduisant une grève courageuse.
On connaît le triste épilogue 
d’i-Télé : face au gouvernement socialiste qui n’a pas levé le petit 
doigt, Bolloré a pu conduire une véritable purge au sein de la chaîne, 
la rebaptiser ensuite CNews et y installer une ribambelle de 
chroniqueurs d’extrême droite, dont Éric Zemmour.
L’alerte 
d’i-Télé n’est pas la seule. Il y a eu aussi celle d’Europe 1, radio que
 Vincent Bolloré a arrimée en 2021 à CNews, et aussi truffée de 
chroniqueurs de droite radicale, comme Louis de Raguenel et quelques autres.
C’est exactement la même opération que Bolloré voudrait engager au JDD. Et comme depuis 2015, la loi n’a toujours pas été modifiée, malgré la demande symbolique de ces derniers jours venue de certains parlementaires, le milliardaire peut, à bon droit, l’interpréter comme un feu vert.
5. Le coup de pouce de Hollande en faveur de Bolloré
Emmanuel Macron n’est pas le seul à laisser faire Bolloré. Avant lui, il y a eu François Hollande. Comme nous l’avons déjà raconté,
 ce dernier a offert un formidable coup de pouce à Vincent Bolloré lors 
de sa présidence. C’est dans le livre-miroir de Gérard Davet et Fabrice 
Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça… (Stock, 2016), que l’on découvre cette indication. Les deux auteurs rapportent d’abord cette anecdote : «
 Tout commence au printemps 2014. BeIN Sports, la chaîne qatarie, 
s’apprête à rafler l’intégralité des droits de la Ligue 1 de football. 
Canal+, dont c’est l’un des principaux produits d’appel, est en danger 
de mort. Or Vincent Bolloré, dont l’amitié avec Nicolas Sarkozy est 
notoire, vient de faire main basse sur la chaîne cryptée, via 
Vivendi. En avril 2014, Hollande reçoit, en secret, Rodolphe Belmer et 
Bertrand Meheut, les patrons de Canal+, venus exposer leurs craintes. Le
 président va se démener. »
Les deux auteurs cèdent alors la parole à François Hollande : «
 On a sauvé Canal, nous confie-t-il alors. J’ai reçu discrètement Belmer
 et Meheut. J’ai appelé l’émir du Qatar, je lui ai dit : [...] “Je souhaite qu’il y ait un partage.” »
Dans
 ces propos sidérants, il y avait en fait deux scandales en un. D’abord,
 cela suggérait que l’appel d’offres de la Ligue pour les droits TV de 
Ligue 1 de football pour la période 2016-2020 aurait pu avoir été 
biaisé, à l’initiative même du chef de l’État. Avec en bout de course un
 partage des droits entre la chaîne qatarie et Canal+, et de moindres 
recettes pour la Ligue de football professionnel (LFP). Mais dans ce 
scandale, il y en avait un autre en amont : visiblement, si François 
Hollande a dérogé à toutes les obligations d’impartialité de sa charge, 
c’était pour venir en appui de Vincent Bolloré qui, au même moment, 
prenait le contrôle de Vivendi et, bientôt, de Canal+ et d’i-Télé.
Le
 comportement de François Hollande est venu confirmer le système de 
consanguinité qui fonctionne depuis si longtemps entre les sommets de 
l’État et les propriétaires des médias, et qui fait tellement de mal à 
la presse. On a d’ailleurs eu assez vite une confirmation de ce système.
 Quand les journalistes d’i-Télé se sont rebellés contre la mainmise de 
Vincent Bolloré et ont engagé une grève longue et courageuse, le 
gouvernement de l’époque n’a rien fait pour défendre cette rédaction. Le
 pouvoir socialiste a laissé le milliardaire conduire la purge qu’il 
souhaitait organiser, sans laquelle CNews ne serait peut-être jamais 
devenue la chaîne qu’elle est désormais.
6. Une complicité généralisée
Encore
 faut-il bien préciser que le pouvoir socialiste est loin d’être seul 
responsable. Avant François Hollande, il y a eu Nicolas Sarkozy, qui 
était ami avec Vincent Bolloré et qui l’a aidé autant qu’il a pu. Et 
Emmanuel Macron a poursuivi cette invraisemblable saga d’un pouvoir 
perpétuellement aux ordres des cercles d’affaires, aussi peu 
républicains soient-ils. On sait ainsi que le chef de l’État a des 
relations de proximité avec Cyril Hanouna, l’animateur fétiche de 
Bolloré : « Il me demande les tendances », a un jour confié ce dernier, parlant de Macron. « On échange par SMS tous les jours », a de son côté révélé Marlène Schiappa, qui vient de quitter le gouvernement.
Même
 s’il y a dans cette sortie beaucoup de démagogie de bas étage, beaucoup
 de vulgarité, cela donne le climat délétère du moment : c’est la télé 
d’extrême droite qui mène actuellement la danse du débat public. La 
socialiste Ségolène Royal, ex-candidate à la présidence de la 
République, vient, elle-même, de céder aux sirènes de la télé-trash en 
annonçant qu’elle allait rejoindre à l’automne la bande des chroniqueurs
 de Cyril Hanouna sur C8.
7. Une régulation totalement défaillante
Au
 nombre des raisons qui expliquent ce naufrage démocratique, il faut 
encore citer l’invraisemblable défaillance de la régulation 
audiovisuelle. Et CNews en est, là encore, un cas d’école. Comment la 
chaîne a-t-elle pu devenir l’outil de propagande de l’extrême droite 
sans que le gendarme du secteur audiovisuel ne se mette en travers ? 
Comment, sur C8, Cyril Hanouna, dans son émission « Touche pas à mon 
poste », a-t-il pu consacrer lors de la dernière campagne présidentielle
 40,3 % de temps d’antenne cumulé à Éric Zemmour, très loin devant les 
autres candidats à la présidentielle, comme l’a établi Claire Sécail ?
Lors son audition
 le 19 janvier 2022 par la commission d’enquête sénatoriale sur la 
concentration des médias, Vincent Bolloré a réfuté l’idée que son groupe
 cherchait à promouvoir une « chaîne d’opinion ». L’enquête de la chercheuse du CNRS ruine cette fragile défense.
Or,
 ce faisant, CNews viole la loi en même temps que son cahier des 
charges. Car la loi du 30 septembre 1986 fixe des obligations de 
pluralisme à tous les opérateurs qui obtiennent des fréquences publiques
 , leur demander de s’assurer « du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion ».
 On mesure les libertés que CNews prend avec son obligation de respect 
du pluralisme, sans que le gendarme de l’audiovisuel n’intervienne. 
Lequel gendarme n’a infligé que 200 000 euros d’amende à la chaîne lors de l’un des plus graves dérapages d’Éric Zemmour.
8. Les dérives du service public
On
 aurait pu espérer au cours de ces trente-cinq dernières années que le 
service public fasse au moins office de sanctuaire et que les 
journalistes qui y travaillent soient à l’abri des pressions du privé, 
comme de la montée en puissance de ces télés bavardes qui noient 
l’information dans un blabla général favorisant les opinions, jusqu’aux 
plus rances.
Erreur ! Dans un univers audiovisuel sans frontières,
 avec des chroniqueurs travaillant alternativement pour le public et 
pour le privé, et souvent pour les deux en même temps, une porosité 
généralisée s’est instaurée. Le service public a lui-même contribué à la
 banalisation des idées d’extrême droite, sans que nul ne s’en offusque.
Il
 en existe une preuve ancienne et bien connue : c’est dans l’émission 
phare de Laurent Ruquier « On n’est pas couché », sur France 2, qu’Éric 
Zemmour a acquis une bonne partie de sa triste notoriété. Et même quand 
il a connu sa première condamnation pour incitation à la haine raciale en février 2011,
 la télévision publique a continué de l’accueillir comme chroniqueur 
pendant quelques mois, puis à le faire venir comme invité. Et bien avant
 qu’il ne se déclare candidat, il a également été régulièrement invité 
par la matinale de France Inter, comme s’il était un intellectuel comme 
un autre.
De cet affaissement du service public et de ses missions, il existe un autre indice : l’ entretien de Stéphane Sitbon-Gomez, directeur des programmes et des antennes de France Télévisions, au Figaro en février 2022. Le jeune cadre, qui a participé aux manigances
 dans les coulisses du pouvoir pour aider Delphine Ernotte à prendre la 
présidence du groupe public, fixait ce cap pour France Télévisions : « France Télévisions jouera pleinement son rôle dans l’exposition du débat démocratique. Cela
 veut dire être attentif, afin que toutes les opinions soient 
représentées à l’antenne. Nous devons nous adresser aux gens qui votent 
Emmanuel Macron, aussi bien que Valérie Pécresse, Éric Zemmour, Jean-Luc
 Mélenchon, Marine Le Pen, Yannick Jadot… [...] Toutes les opinions doivent y être valorisées de la même manière et bénéficier du même temps d’expression. »
Stéphane
 Sitbon-Gomez, qui auparavant avait été le proche collaborateur de 
Cécile Duflot du temps où elle était ministre du logement, avait aussi 
confirmé au journal que France Télévisions pourrait confier à Mathieu Bock-Côté,
 l’essayiste québécois d’extrême droite qui a remplacé Éric Zemmour sur 
CNews, la production d’un documentaire sur la présidentielle. Un projet 
finalement abandonné, mais qui reste révélateur du climat dans lequel 
travaille la direction du groupe public.
C’est une conception 
radicalement dévoyée du pluralisme que défendait ce responsable, que 
l’on pourrait résumer par cette formule polémique empruntée à Jean-Luc 
Godard, mais qui dit bien sur quelle pente dangereuse s’engage France 
Télévisions : « L’objectivité, c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les juifs. »
9. Le coup des états généraux de l’information
Si
 l’on se replonge dans le passé pour comprendre comment Bolloré a eu les
 mains libres pour faire ce qu’il fait, un autre rappel vient 
immanquablement à l’esprit : périodiquement, comme pour donner le 
change, l’Élysée, sous différentes présidences, aime exhumer l’idée 
d’états généraux de l’information ou de la presse. Ce fut le cas sous la
 présidence de François Hollande ; et c’est de nouveau le cas sous celle
 d’Emmanuel Macron.
Sans préjuger de la position que Mediapart 
prendra face à ces nouveaux états généraux – que l’auteur de ces lignes 
ne saurait engager –, deux évidences s’imposent.
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D’abord,
 la nouvelle offensive de Vincent Bolloré exige une réponse urgente. Car
 le milliardaire compte sur l’épuisement de la rédaction du JDD, qui mène une grève longue et difficile – comme il a compté sur l’épuisement des journalistes d’i-Télé. Or, selon le communiqué de l’Élysée, les travaux des nouveaux états généraux « débuteront en septembre prochain, et [...] devront remettre leurs conclusions d’ici l’été 2024 ».
 Autant dire que si l’on s’en tient à ce calendrier, et si rien n’est 
fait dans l’intervalle pour contrecarrer la gravissime offensive de 
Bolloré, les journalistes du JDD connaîtront malheureusement le
 même sort que celui de leurs confrères d’i-Télé : ils seront mis à 
genou ou chassés de leur journal.
Et puis, si le passé donne des 
clefs pour comprendre le présent, sans doute faut-il rappeler que les 
précédents états généraux s’étaient déroulés dans de bien opaques 
conditions. Dans un billet de blog et dans un article,
 François Bonnet, qui était alors le directeur éditorial de Mediapart 
(il préside aujourd’hui le Fonds pour une presse libre), avait expliqué 
pourquoi Mediapart avait quitté les états généraux 17 minutes après le 
début de la tenue de l’une des quatre commissions, après avoir constaté 
qu’aucune des conditions minimales n’était remplie : pas de publicité 
des débats, sous-représentation des journalistes, absence des lecteurs 
et des blogueurs, et un flou procédural laissant libre cours aux 
influences et petits arrangements.
C’est dire, dans tous les cas 
de figure, que la défense de la liberté de la presse – et dans 
l’immédiat la défense sans condition de l’indépendance de la rédaction 
du JDD, que l’on aime ou pas ce journal – appelle des mesures d’une très grande urgence. Il n’y a pas de tâche plus impérieuse que de « rétablir la liberté de la presse, son honneur et son indépendance ».
Laurent Mauduit