A lire sur le site national d'ACRIMED, un article important et remarquable.
Son autrice, Pauline Perrenot, y dresse un état des lieux inquiétant, en s'appuyant sur une analyse fortement argumentée, de la diffusion des idées d'extrême-droite dans le traitement de l'information, et en particulier sur les chaines d'info.
Chaînes d’info : l’extrême droite en croisière
par
,Bien au-delà du seul cas d’Éric Zemmour, on assiste ces dernières années à une banalisation et à un enracinement des discours d’extrême droite, islamophobes ou racistes dans les médias dominants. C’est tout particulièrement le cas sur les plateaux des talk-shows des chaînes d’info. Nous analysons ici les mécanismes qui, alliés à la complaisance (ou au militantisme) des éditorialistes, chroniqueurs, directeurs et patrons de chaînes, entretiennent ce climat délétère.
D’Olivier Galzi, établissant des comparaisons entre le voile et l’uniforme SS (LCI, 19 oct. 2019), à Éric Zemmour, décrivant les migrants de Lesbos comme des « envahisseurs […] qui n’ont qu’un espoir, c’est […] imposer leurs modes de vie à nos pays » (CNews, 26 juin) ou parlant des mineurs isolés en affirmant : « Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont. […] Il faut les renvoyer » (CNews, 29 sept.) ; en passant par Judith Waintraub, à qui il suffit de voir une femme voilée à l’écran pour faire un parallèle avec les attentats terroristes du 11 septembre [1], ou encore Yves Thréard, qui confesse en plateau : « Il m’est arrivé, en France, de prendre le bus ou un bateau où il y avait quelqu’un avec un voile, et je suis descendu » (LCI, 14 oct. 2019)… Pas une semaine ne passe sans que des propos racistes ponctuent le « débat public », la plupart du temps, sans contradiction.
Islam, immigration, « insécurité » : disons-le d’emblée, ce sont à ces obsessions que nous nous intéresserons dans cet article. Obsessions qui ne sont pas la chasse gardée du seul Rassemblement national, ni même la propriété de la droite la plus conservatrice. À force de raccourcis, d’amalgames et de fantasmes permanents, les discours xénophobes et islamophobes irriguent désormais un large spectre du champ politique et médiatique, en particulier sur les chaînes d’info, dont les plateaux sont quadrillés par les rentiers de la polémique [2].
Prendre au sérieux leur inquiétant défilé sur les plateaux de télévision nécessite de s’interroger sur les conditions objectives qui ont permis – si ce n’est une hégémonie – l’enracinement et l’ascension de la pensée d’extrême droite et de ses obsessions dans les chaînes d’info. En particulier dans les talk-shows qui, s’ils ne sont pas du tout isolés dans l’écosystème, concentrent néanmoins les travers et les pratiques favorisant cette banalisation.
Comment comprendre qu’une chaîne comme LCI puisse interrompre son antenne pour diffuser le discours haineux du multirécidiviste Éric Zemmour à la tribune d’un groupuscule d’extrême droite, sans inclure ce « moment » médiatique dans un continuum plus long d’acceptation des paroles racistes ? Comment comprendre plus d’un mois de matraquage médiatique autour du voile sans l’intégrer dans l’indexation, à l’agenda des médias, des thématiques fétiches de l’extrême droite ? Comment comprendre l’acharnement contre une manifestation dénonçant l’islamophobie sans souligner la fatuité des éditorialistes, têtes chercheuses à polémiques pratiquant un « journalisme à la louche » ? Comment comprendre une rentrée médiatique polarisée autour de « l’ensauvagement », hystérisée par les débats « sécuritaires », sans pointer la fait-diversion de l’actualité et l’anémie du pluralisme, sur laquelle prospèrent les voix de droite et d’extrême droite, visiblement seules à même d’occuper le champ sur de tels sujets ?
Poser ces questions permet sans doute de mettre en valeur les mécanismes structurels qui sous-tendent – et accélèrent – la droitisation des chaînes d’information en continu. Des mécanismes insidieux que nous synthétiserons en quatre points : (1) les dispositifs du clash et de l’opinion ; (2) la fait-diversion de l’actualité et la mise à l’agenda des thématiques fétiches du RN, construites souvent ex nihilo comme des « priorités des Français » ; (3) l’anémie du pluralisme ; (4) la fabrication d’agitateurs en tant que produits d’appel.
1. Le journalisme-comptoir et les combats de catch
« On s’en fiche des chiffres ! » (28 août) Ce cri du cœur
vient d’un journaliste. Julien Pasquet, CNews, doublure de Pascal Praud,
comme lui ancien journaliste sportif, comme lui désormais présentateur
d’un match de catch quotidien, plus communément appelé « talk-show
généraliste ». De nombreux journalistes se sont émus de cet aveu,
oubliant que ce confrère n’a fait que verbaliser un principe appliqué
par la plupart des professionnels du commentaire. Oubliant, également,
qu’il n’en a pas la parenté : le 20 septembre 2018, sur la même chaîne,
la journaliste de Valeurs actuelles Charlotte d’Ornellas tançait déjà son contradicteur, Clément Viktorovitch, à propos des statistiques de l’immigration : « On se fout des chiffres sur ce débat. […] Est-ce que oui, ou non, la France a changé de visage ? »
Rien de nouveau sous le soleil, donc : sur les chaînes d’info, on « débat » au doigt mouillé [3]. Ce 28 août, sur le plateau animé par Julien Pasquet, il est question de « l’insécurité », et le journalisme est comme chaque jour au tapis. Les différents intervenants sondent, glosent et interprètent chacun à leur tour les « ressentis » des Français en se fichant effectivement des chiffres, sur fond d’images de violences qui défilent à l’écran. Il ne s’agit pas de faire du journalisme, mais de construire le récit d’une actualité chaotique, fabriquée à partir de faits divers, sélectionnés et empilés les uns sur les autres : « Il y a un sentiment dans ce pays » résume Julien Pasquet.
C’est sur ce type de journalisme-comptoir caractéristique des talk-shows que prospèrent tous les « fast-thinkers », et plus encore les chroniqueurs d’extrême droite. Commenter des faits divers, invectiver, idéologiser des ressentis, politiser la peur, butiner les sondages : leurs positions et leurs propos sur l’islam, la sécurité, l’immigration ou l’autorité trouvent dans les médiocres dispositifs un moule à leur mesure. Et la feuille de route est claire : tous les débats sont pré-cadrés dans un mouchoir de poche, les réponses contraintes au « oui/non », et chaque invité ne peut s’exprimer plus d’une vingtaine de secondes sans être (au mieux) coupé. Affranchis des faits comme de toute règle scientifique, les commentateurs sont portés par le commentaire ambiant et par les récits médiatiques dominants, en vogue depuis des décennies : « On vient vers vous, on vous demande : "La France est-elle en déclin ?" Vous dites oui ou non ? Et vous Gérard, oui ou non ? » (Pascal Praud, 16 sept.) Du pain béni pour le « oui » des réactionnaires.
Un tel formatage écrase la complexité du réel et exclut que soient mobilisées des perspectives historiques, sociales, etc. en guise d’explication des phénomènes. Nous l’écrivions déjà en novembre 2018 : « Dans leur conception même, ces émissions défigurent, voire dissolvent la confrontation d’idées et la bataille d’arguments au profit de la construction de postures, adoptées par des personnalités en vogue, converties en de simples personnages (d’un bien triste film) ». A fortiori quand le débat n’est que trop rarement « régulé ». Les présentateurs/animateurs interviennent, prennent position, distribuent les bons points et au besoin surenchérissent plus qu’ils ne font circuler la parole, ne coordonnent, orientent ou encadrent les débats.
Ainsi, si éditorialistes et politiques « se lâchent » et multiplient les déclarations tapageuses, c’est parce qu’ils savent qu’ils interviennent dans des dispositifs qui le tolèrent, voire le suscitent. Si leurs propos semblent toujours plus outranciers, c’est qu’ils savent qu’ils sont attendus sur ce registre, qu’ils ne seront donc que rarement repris en direct, et que leurs discours seront a posteriori (et dans le meilleur des cas) qualifiés de « gouttes d’eau », qui tombent pourtant dans un vase à ras-bord depuis longtemps. Le 10 septembre, dans l’antre « progressiste » de Yann Barthès (« Quotidien », TMC), Nicolas Sarkozy pouvait ainsi faire une association d’idées entre « singes » et « nègres » en plateau sans être perturbé ni contredit par aucun des journalistes en présence.
Basées sur le clash, les postures de ces agitateurs sacralisent en outre des valeurs virilistes, si ce n’est masculinistes, particulièrement chères à l’extrême droite [4]. Un esprit de spectacle et de combat de coqs que synthétisait Jean-Pierre Elkabbach face à Bernard Henri-Lévy dans la matinale de CNews, le 15 octobre 2019 :
Vous êtes tout à fait mûr pour participer lundi prochain à un débat avec l’excellent débatteur Éric Zemmour. C’est une belle affiche, qui est, pour beaucoup de gens, surprenante. […] [Et] vous pourrez faire une deuxième rencontre, une troisième rencontre ? […] Sinon on dira que vous avez eu peur !
Et c’est sans peur que le soldat BHL est revenu « croiser le fer » avec Zemmour, moins d’un an après leur premier débat, le 26 juin. Ce dernier déclarait cette fois-ci que le soldat SS était « un frère humain » : visiblement, la « contradiction » de BHL fut constructive…
Et pourquoi se priverait-il d’une énième provocation, tant les propos racistes, baptisés au mieux « polémiques », au pire « coup de gueule », structurent le débat public ? Presque chaque jour, des saillies déchaînent les services de « débunkage » des sites de presse. Les fact-checkeurs fact-checkent, mais les mensonges persistent : Éric Zemmour émet des attaques sur un plateau de CNews, le contenu est démenti le lendemain par Checknews, mais Jean-Jacques Bourdin reprend les mêmes arguments le surlendemain dans son interview de BFM-TV. Tant est si bien que, comme nous l’écrivions dans un précédent article, « même absent, Zemmour est un "débatteur" omniprésent ». Et de plus en plus déconnecté, le huis-clos des talk-shows ressemble à s’y méprendre à une succession de commentaires Twitter. Un journalisme de la petite phrase – qui ne date pas d’hier – dont l’extrême droite, qui a toujours fait du scandale et de la provocation une stratégie politique, tire profit, a fortiori quand elle dispose de nombreux porte-parole rodés et bien en place, invités quotidiennement ou salariés par les chaînes d’info.
2. « L’ensauvagement » de l’agenda médiatique
Si de tels pseudo « dérapages » peuvent avoir lieu presque
quotidiennement, c’est aussi parce que l’agenda médiatique s’y prête. Un
agenda faisant la part belle aux thématiques fétiches de l’extrême
droite : les questions sécuritaires et les « polémiques » sur l’islam y
occupent une place démesurée, qu’elles soient déployées à travers le
commentaire de faits divers ou le « décryptage » de la communication
politique. En la matière, la rentrée médiatique d’août-septembre 2020
est une leçon de chose. Une « rentrée des incendiaires », dont Samuel Gontier a fait la chronique en s’intéressant tout particulièrement aux cas de CNews, LCI et BFM-TV : « Au
menu, petits nouveaux et vieux croûtons composent une soupe rance où
l’ensauvagement le dispute au complotisme pour exhaler des relents
d’extrême droite. » [5]
Aux discussions protéiformes sur « l’ensauvagement » ont en effet succédé les décryptages fleuris (et anticipés) du futur projet de loi sur le « séparatisme », en passant par un matraquage en deux volets concernant le voile (« affaires Imane » et « Maryam Pougetoux » [6]), sans oublier la rentrée politique de Marine Le Pen – dont on diffuse le discours en direct (ce qui est loin d’être le cas pour l’ensemble des responsables de partis) – , le « reviendra-reviendra pas » de la nièce Marion Maréchal, et en surplus, quelques débats autour du « déclin français » et du rétablissement de la peine de mort [7].
Des thématiques traitées à travers tous les formats des chaînes d’info (interviews, talk-shows, reportages, etc.). On ne compte plus le nombre de micros tendus à Gérald Darmanin, expert en communication, que les journalistes suivent à la trace jusqu’à médiatiser son plus petit déplacement dans le plus petit commissariat. On ne compte plus le nombre de micros tendus aux députés LR, RN et LREM, invités à prendre parti dans la guéguerre Darmanin/Dupond-Moretti autour du terme « ensauvagement », pour le plus grand bonheur des talk-shows :
Et quand elles n’ont pas les yeux rivés sur l’agenda politique, les chaînes d’info montent en épingle le moindre fait divers à même d’étoffer le grand récit de l’insécurité. Bruno Jeudy s’y connaît :
Le problème, ce qui compte, c’est la perception des Français. […] [Les propos d’Éric Dupond-Moretti parlant de « fantasme »] paraissent déconnectés de ce que les Français viennent de subir ces deux derniers mois ! Les Français, ces deux derniers mois, ils ont vu des faits divers qui sont absolument horribles ! Des actes sauvages qui ont choqué ! […] Qu’on le veuille ou non, c’est comme ça ! (BFM-TV, 1er sept.)
Si la tendance n’est pas nouvelle – tant les faits divers occupent une place démesurée dans les programmes de flux comme dans les programmes de stock [8] – la rentrée 2020 est significative à cet égard, et rappelle combien les grands médias agissent sur le réel comme autant de loupes grossissantes et déformantes à la fois. Un effet d’optique qui, sur CNews, est même érigé en directive éditoriale. À propos de Serge Nedjar, bras droit de Vincent Bolloré et patron de CNews, le Canard enchaîné révèle le 23 septembre :
Son obsession sécuritaire envahit les journaux en continu. Un programmateur se marre : « Le service police-justice de la rédaction a pour consigne d’être très réactif sur les faits divers anti-flics, les incivilités anti-Blancs. Ils chassent ces infos sur Twitter, Facebook. En juillet, un mec avait préparé un off pro-migrants pour la matinale, il a été convoqué le lendemain…
Cette construction très politique de l’agenda médiatique – certes habituelle, mais qui atteint en septembre un acmé –, est accompagnée, comme il se doit, par des instituts de sondages qui apportent leur lot de manipulations. En août 2019 par exemple, l’Ifop communiquait tambour battant : « 44% des Français jugent tout à fait prioritaire la lutte contre l’immigration clandestine. » Problème : l’item n’arrivait qu’en neuvième position sur les quatorze « préoccupations » de la population… Il n’en fallut pourtant guère plus aux chaînes d’info pour médiatiser le gros titre, et, une fois de plus, tordre le bâton pour le plus grand bonheur des xénophobes.
3. Le pluralisme dans un cul de sac
Dans un tel contexte médiatique, l’extrême droite est en
croisière. Une croisière d’autant plus paisible que le pluralisme est
aux abonnés absents. Nous avons déjà, dans de précédents articles, rendu
compte de l’omniprésence de la galaxie réactionnaire – incluant les
journalistes issus de la presse conservatrice jusqu’à la fachosphère
– dans les talk-shows. Une surface médiatique disproportionnée, qui
plus est souvent déguisée. Et surtout inversement proportionnelle à
celle de personnalités à l’opposé de l’échiquier politique, qu’il
s’agisse de journalistes (en particulier indépendants), d’acteurs issus
de la sphère politique, associative ou intellectuelle en capacité
d’apporter une contradiction étayée aux thèses sécuritaires et
xénophobes [9]…
Sans parler des militants antifascistes, ou simplement des personnes
régulièrement visées (ou victimes) des « polémiques » islamophobes en
particulier, racistes en général.
Ce contraste structurel explique évidemment l’extrême pauvreté du « panel d’idées » proposées aux téléspectateurs. Panel dont Jean-Pierre Elkabbach donnait les contours en qualifiant comme « combat des idées » au sommet un débat sur l’islam radical opposant Éric Zemmour à… Bernard-Henri Lévy : « La confrontation s’organise d’abord avec celui qui est le plus loin de soi » s’amusait-il alors [10]. Quand les positions de BHL et de Zemmour sont censées « baliser » le « débat sur l’islam »… tout est dit !
Même tendance du côté de LCI, où les patrons semblent avoir une drôle de manière de pratiquer le « pluralisme ». Comme le note la journaliste Lucie Delaporte (Mediapart), « David Pujadas, […] a […] recruté en cette rentrée, dans un style plus respectable, Alain Finkielkraut et Caroline Fourest dans son émission "24 heures Pujadas". Les deux essayistes ayant comme point commun une obsession sur l’islam qui permettra à la chaîne de faire bonne mesure face à ses concurrentes. » [11] Le hasard des recrutements, sans doute.
Au-delà des chroniqueurs permanents, le problème du pluralisme réside dans le choix des invités sollicités en plateau à un instant T pour commenter une « polémique » ou plus généralement, une « actualité ». Les matraquages contre les femmes voilées se font par exemple systématiquement sur le dos des premières concernées, jamais – ou de façon extrêmement marginale – représentées en plateau. Il suffit pour s’en convaincre de regarder un an en arrière, au moment où l’hystérie médiatique bat son plein après l’agression verbale d’une mère de famille voilée par Julien Odoul, élu du Rassemblement national, en plein Conseil régional. Checknews résumait alors le problème [12] :
Entre le 11 octobre et [le 17 octobre] […], ce ne sont pas moins de 85 débats sur ce seul sujet qui ont eu lieu sur LCI, CNews, Franceinfo et BFMTV. Au total, CheckNews a recensé 286 interventions sur ce thème (dont quelques personnes ont été invitées plusieurs fois pour discuter du même sujet). Aucune femme voilée n’a participé à ces débats.
Littéralement invisibles donc, quoique surexposées… De la même manière, lorsque le débat médiatique se change en logorrhée sécuritaire (à l’occasion d’une manifestation, d’un projet de loi, d’un fait criminel d’ampleur, etc.), les grands médias parient en masse sur les « spécialistes de l’ordre » : sont ainsi conviés, de façon ultra majoritaire, des politiciens de droite et d’extrême droite, visiblement seuls à même de fournir les « réponses pragmatiques » attendues par des chefferies éditoriales acquises au maintien de l’ordre. Autant de séquences télévisuelles qui, là encore, font les beaux jours de l’extrême droite médiatique et politicienne. À cet égard, CNews bat des records. À la fin du mois d’août, le cadre du Rassemblement national Jean Messiha se sera ainsi pavané plus de neuf heures en cinq jours sur les plateaux de la Bolloré compagnie [13]…
Le champ intellectuel, enfin, pâtit de la même dynamique : tapis rouge pour les agitateurs réactionnaires, confusionnistes et d’extrême droite (également promoteurs du « on-ne-peut-plus-rien-dire ») ; porte close pour les essayistes, chercheurs de la gauche critique, ou intellectuels antiracistes. Une inégalité structurelle là encore, que les grands médias pratiquent « sans qu’aucune logique proprement journalistique puisse justifier ces asymétries » [14]. Pour une « actualité » commune (la parution d’un ouvrage par exemple), une personnalité pourra ainsi faire la tournée des médias, et l’autre, n’y figurer nulle part : depuis la rentrée, et contrairement à de nombreux auteurs, Michel Onfray se promène en grande pompe sur les plateaux pour promouvoir un essai sur la santé ou le second numéro de sa revue Front Populaire… La dure loi de la « censure », sans doute.
4. Le racisme : une rente pour les propriétaires autoritaires
La course au buzz pratiquée par les talk-shows, et l’emballement
de l’agenda médiatique (immigration, insécurité, islam, etc.) sur lequel
prospère l’extrême droite, ne peuvent enfin se comprendre sans
l’arrière-plan dans lequel ils s’inscrivent : la concurrence acharnée à
laquelle se livrent les chaînes d’information en continu ; et le choix
délibéré de Vincent Bolloré de mettre CNews au service de ses
convictions politiques, en appliquant un management autoritaire et une
politique de la terre brûlée. Un fonctionnement contre lequel les
chroniqueurs réactionnaires n’ont d’ailleurs jamais un mot plus haut que
l’autre. Et pour cause… tant le système les plébiscite.
C’est entendu : les chaînes d’info se livrent une bataille féroce pour de (relativement faibles) parts d’audience, mais qui demeurent un levier essentiel pour les recettes publicitaires. Audiences qui font l’objet d’une communication récurrente sur les réseaux sociaux et à l’antenne de la part des chaînes, avant d’être commentées en permanence dans l’ensemble de médias, très occupés à se regarder le nombril. Dans ce petit jeu en huis clos, CNews, en particulier, a fait le choix de promouvoir un agitateur raciste tel qu’Éric Zemmour. Non sans succès, si l’on en croit certains commentateurs : « Éric Zemmour plus fort que Cyril Hanouna » titre Le Parisien (3 sept.) ; « Éric Zemmour sur CNews double Cyril Hanouna sur C8 » signe le lendemain Le Figaro (4 sept.).
Prétextes à doper l’audience, les éditorialistes réactionnaires sont pensés comme de véritables produits d’appel. Et quand bien même les audiences d’un talk-show restent bien moindres que celles d’un JT, les émissions de débat jouent un rôle majeur dans le paysage médiatique : leurs contenus sont davantage relayés sur les réseaux sociaux, commentés, « décryptés », et des extraits servent régulièrement de cadrage à d’autres émissions du PAF. Tant est si bien que, comme le note Le Figaro (4 sept.), « en cette rentrée, il faudra compter avec CNews. À partir de la fin de journée et durant la soirée, CNews est régulièrement leader des chaînes d’info. Et au global, elle se classe à présent sur la deuxième marche du podium, avec 1,1% d’audience en août, derrière BFMTV à 2,7% mais devant LCI à 1%. » Une progression en partie due à la présence d’Éric Zemmour, ayant « propulsé la case stratégique du 19 h-20 h ». CNews revendique d’ailleurs une nette augmentation des téléspectateurs depuis son recrutement, autour de 500 000 par soir (contre 80 000 avant son arrivée).
Un business du racisme, en somme, que les propriétaires de chaînes et les chefferies éditoriales, bien au-delà du cas de CNews, ne rechignent pas à exploiter. À propos du virage de la chaîne de Vincent Bolloré, misant, dixit Le Figaro, « sur des personnalités clivantes et en éditorialisant fortement ses rendez-vous », Gérald-Brice Viret, directeur général des antennes et des programmes du groupe Canal+, déclare : « Avec Serge Nedjar, le DG de CNews, nous récoltons aujourd’hui les fruits de ce positionnement. […] Nous perdons autour de 10 millions d’euros. L’objectif, en tenant compte de la crise du coronavirus, est d’atteindre l’équilibre financier en 2022. » (Cité par Le Figaro, 4 sept.).
Un tournant éditorial qui fait doublement saliver l’actionnaire Bolloré : d’une part, la chaîne retrouve les niveaux d’audience de 2015 et réduit ses pertes ; de l’autre, ses positions ultraconservatrices – dont il ne s’est jamais caché – envahissent le débat public. Il faut sans doute également rappeler combien le fonctionnement autoritaire et antidémocratique qu’il a instauré au sein du groupe profite à l’extrême droite. Un fonctionnement dont les Garriberts ont décrit tous les ressorts [15], reposant sur une toute puissance déléguée à une poignée d’exécutants qui partagent ses valeurs. En octobre 2019, alors que Zemmour est en passe d’être recruté pour une quotidienne en récompense d’un appel à la guerre civile, alors que la décision provoque quelques remous dans la rédaction, la direction coupe court aux éventuelles velléités de révolte des journalistes :
« Vous pouvez faire six mois de grève, Zemmour viendra. » La menace a été proférée à des journalistes de CNews par son directeur Serge Nedjar […]. Et de fait, Éric Zemmour arrive. Contre vents de colère et marées d’indignation. Et sans le moindre jour de grève. (Les Jours, 10 oct. 2019.)
Fin de partie. Lorsqu’un média avance sur de telles bases, où l’autoritarisme et le management par la peur sont les bras armés d’un projet éditorial d’extrême droite, lui-même adossé à des objectifs financiers, les perspectives d’une « sortie par le haut » pour le journalisme semblent de plus en plus lointaines… Se livrant bataille à partir d’une telle feuille de route, les chaînes d’info huilent chaque jour davantage les rouages de l’extrême droite, et l’ordre médiatique dérive mécaniquement. Et si CNews continue d’être « à part » dans le paysage audiovisuel – tant la « foxnewisation » y est poussée à son paroxysme – le continuum avec ses voisines est très net, et le nivellement se fait par le bas – ou plutôt par la droite. LCI notamment, qui « talonne » CNews en termes d’audiences, ne cache pas vouloir « rattraper » sa concurrente. À l’aide des mêmes ingrédients… pour la même soupe. En cette rentrée 2020, la chaîne « tout info » de Bouygues, recrute, parmi ses « nouveaux talents », Alain Finkielkraut, Éric Brunet, Arnaud Stéphan, ancien conseiller de Marion Maréchal (Marion Maréchal que LCI dément avoir sollicitée malgré les allégations de cette dernière...), et aligne les euros pour débaucher Alexandre Devecchio (Le Figaro, anciennement sur CNews dans l’émission de Zemmour). Un mercato fort réussi, dans la continuité de la rentrée précédente.
Le pire n’est jamais certain
Bien des mécanismes internes au système médiatique permettent
d’expliquer comment l’extrême droite et les discours islamophobes ou
racistes s’enracinent, de manière insidieuse et durable, en particulier
dans les talk-shows des chaînes d’info. Analyser ces mécanismes comme
des « accélérateurs » ou des conditions objectives favorables ne revient
pas, toutefois, à nier la dimension proprement idéologique et politique
à l’œuvre dans cet enracinement. Bien au contraire. Il est désormais
évident que nombre d’animateurs, journalistes et personnalités occupant
des positions de pouvoir dans les hiérarchies éditoriales – jusqu’à leur
sommet (patrons de chaîne et actionnaires) – font le pari d’un
militantisme politique assumé ancré à l’extrême droite.
Un pari d’autant plus facile à mettre en œuvre que les rapports de force internes aux rédactions, tout particulièrement au sein de CNews, sont hautement dégradés, et que le pouvoir de décision des journalistes, comme leurs capacités d’organisation, sont réduits à peau de chagrin. Le contexte social et économique du pays, comme la reconfiguration brutale et rapide du champ politique (aimanté par les droites) ne sont évidemment pas neutres dans cette affaire. Il y a plus de six ans, nous écrivions déjà que « les fonctions de légitimation et d’incitation » que jouent les grands médias à l’égard de l’extrême droite en général et du Rassemblement national en particulier s’inscrivent dans un paysage global :
L’enracinement [du Front National] est avant tout l’un des effets de la longue crise du capitalisme et de sa gestion néo-libérale, économiquement inefficace et socialement désastreuse, par les gouvernements qui se succèdent en France sans que les politiques changent radicalement. [Et qui se double] d’une crise politique de la représentation par les partis dominants et d’une crise sociale, qui met durement à l’épreuve les solidarités ouvrières et populaires : reflux des luttes sociales victorieuses, recul de la perspective d’une inversion des rapports de forces par des mobilisations collectives et, par conséquent, tentations du repli, qu’il soit national, identitaire ou communautaire.
Dans la société comme dans les médias dominants (télés en continu en tête), la persistance des mêmes causes aboutit donc à l’approfondissement des mêmes effets. Aussi la bulle médiatique entretient-elle cette course folle, vitrine de premier plan d’un débat public devenu orwellien, dans lequel agitateurs et communicants se disputent les fauteuils pour débattre de tout et n’importe quoi n’importe comment. Causes auxquelles s’ajoutent d’autres tendances porteuses pour la banalisation de l’extrême droite, que nous pointons régulièrement en critiquant la dépolitisation systématique de la politique dans les grands médias, dont le RN, « hyper dédiabolisé » selon les mots de Nathalie Saint Cricq, récolte les fruits [16]. Les innombrables « sagas » journalistiques autour de la famille Le Pen, les entretiens accordés à Marion Maréchal en cette rentrée, les spéculations autour de sa possible candidature en 2022 sont autant d’exemples d’un journalisme politique au rabais, fasciné par les « coulisses » et asservi aux logiques électoralistes dominantes.
Dans ce domaine comme dans tous les autres, les chaînes d’info et les « débats télé » marquent le pli, mais sont loin d’être les seules : les dépeindre comme des repoussoirs, des cas « à part » serait une erreur. L’écosystème médiatique global, radios et presse écrite, s’inscrivent plus ou moins ouvertement dans une même tendance. Fin janvier 2020, pour lancer la seconde parution de sa nouvelle formule, L’Express [17] faisait par exemple le choix d’une Une d’anticipation en évoquant, plus de deux ans avant l’élection présidentielle, une « hypothèse crédible » :
Si un tel moment advient, il sera alors difficile de nier la part active qu’y auront pris les grands médias. Pour autant, le pire n’est jamais certain. Et c’est le rôle de la critique des médias de rendre compte des dynamiques mortifères dans lesquelles est pris le système médiatique… pour mieux les combattre.
Pauline Perrenot
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire