Michel GRANGER, membre d'ACRIMED 69 et grand spécialiste de l'écrivain philosophe et théoricien de "la désobéissance civile" Henry David THOREAU, vient de diriger la nouvelle édition du "JOURNAL" aux éditions Le mot et le reste.
Nous publions ici l'article du 8 août 2019 que lui a consacré Livia Garrigue sur le site de MEDIAPART
Le «Journal» d’Henry David Thoreau:
les notes de terrain d’un écologiste avant l’heure
Thoreau,
théoricien de la désobéissance civile et anti-esclavagiste radical mort en
1862, apparaît dans son journal, récemment réédité, en poète, en naturaliste,
mais aussi en prophète discrètement politique. Derrière la relation sensuelle
et poétique de Thoreau avec la nature, se joue son intuition du lien
inextricable entre asservissement du monde naturel et oppression des minorités.
· « Je vis en plein air pour le minéral, le
végétal et l’animal qui est en moi. »Nul credo ne récapitule mieux
le Journal d’Henry David Thoreau, et son geste fondateur pour
la pensée écologiste.
Consacrant la symbiose de l’homme et de
la nature, cette formule du 4 novembre 1852 est souvent citée
par Michel Granger, spécialiste de Thoreau (1817-1862) ayant chaperonné la
nouvelle édition du Journal aux éditions Le mot et le reste.
Attentif à préserver le foisonnement de la pensée morcelée et primesautière de
ce journal de bord courant de 1837 à 1861, Michel Granger a élu avec soin
les textes de cette sélection. D'allure décousue, mais restitués avec
cohérence, s’y entrelacent les réflexions du philosophe et ses récits
méticuleux d'incursions dans la nature environnante de Concord, au
Massachusetts, où Thoreau a passé l'essentiel de sa vie.
Incontournable aux États-Unis, Henry David
Thoreau a récemment gagné en notoriété en France, à la faveur d’une série de
traductions (notamment l’excellente de Brice Matthieussent) et de rééditions au
cours des dernières années, le plaçant dans la catégorie des classiques qui
épousent l’air du temps. D’abord méconnu de son vivant, Thoreau fut redécouvert
par vagues successives jusqu’à se muer en une figure patrimoniale lisse, quasi
institutionnelle. Une sorte de passage obligé de la culture américaine.
Le subversif théoricien de la désobéissance
civile (Résistance au gouvernement civil, 1856), qui
passa une nuit en prison pour avoir refusé de financer son État esclavagiste
par l'impôt, s’est vu édifier en sage pacifiste sans aspérités – quitte à
escamoter de l’Histoire son dernier texte, le Plaidoyer pour John Brown, où il
exhortait sans ambiguïté à prendre les armes contre les esclavagistes. Le
pionnier du souci écologique, réfractaire à sa civilisation mercantile, est
bien souvent réduit à un ermite inoffensif, Thoreau ayant passé deux ans (de
1845 à 1847) dans une cabane construite de ses mains – mais dans une forêt située
à deux kilomètres de son village, au bord du lac Walden.
Face à ces stéréotypes et aux tentatives de récupération,
il n’est de meilleure entrée, pour découvrir la pensée de Thoreau dans sa
subtilité et sa spontanéité, que son journal intime. Dans ce « journal
météorologique de l’esprit », le philosophe au grand air et homme aux mille vies se montre à visage
découvert, plus libre et affranchi des regards que dans les œuvres publiées de
son vivant (Walden, Marcher, Les Forêts du Maine…), mais aussi plus
tâtonnant, sujet aux doutes, plus volontiers familier. Épopée exploratoire, le
journal se lit comme les notes de terrain d’un philosophe tout à la fois poète
et naturaliste.
Arpenteur de métier (Thoreau prenait des
mesures de terrain destinées à dessiner des cartes), s’adonnant à la marche au
moins quatre heures par jour, il consignait dans son journal descriptifs
ornithologiques et botaniques, croquis d'animaux, relevés de températures,
coloris de plantes et de pelages, avec une consciencieuse minutie, en
autodidacte fervent d'expérimentation et lecteur de Humboldt. Dryoptère, prêle fluviatile,
salsepareille, séneçons dorés, jaseur d’Amérique, bédégars et ellébore :
le lecteur féru de mots rares ou oubliés y trouve d’abord un pur plaisir
lexical.
Mais son rapport à la nature se joue ailleurs
que dans cette objectivation, qu’il se reprochait parfois à lui-même, en vertu
d’une défiance envers la science dont il condamnait la froide technicité et la
propension à spolier la nature – bien que le journal soit aujourd’hui devenu un
outil précieux en botanique et en biologie. La relation intime de Thoreau
avec la nature s’élabore dans « la correspondance parfaite de la
nature et de l’homme, de sorte qu’il est chez lui en elle »,
formule-t-il le 26 octobre 1857.
Allant pieds nus dans la terre, s’abîmant dans
les marais, Thoreau se dit « excité » par la forme
étrange du polypode qui « pique sa curiosité », note les
effets de micro-oscillations du climat sur son humeur et dans sa chair,
pressent les prodromes de l’automne à venir dans la texture de l'air ou d'une
herbe quelconque, « sympathise » avec cet arbre
ou se sent proche des plantes phoenogames. Thoreau trouve dans la nature
davantage qu’un monde habitable, il y découvre une hospitalité rassérénante, où
même les composants cosmiques ou météorologiques s’apprivoisent : « La
brume fait comme un toit et des murs autour de moi, et je marche avec le
sentiment d’être chez moi », écrit-il le 7 novembre
1855.
« Une sorte de prescience de la crise
environnementale à venir le conduit à penser que si les hommes en venaient à
détruire cet étayage, ils s’amputeraient d’une part vitale d’eux-mêmes tant les
destins de l’humanité et de l’environnement sont imbriqués », résume Michel
Granger dans l’introduction de l'ouvrage. Mais cette prémonition se loge avant
tout dans une poétique, celle qui abolit imperceptiblement la fracture de
l’humain et du non-humain. Un schème devenu indispensable pour de nombreux
théoriciens de l’écologie.
« Une partie non profanée de la terre, à
qui l’on n’a pas donné de prix au marché »
Par un corps-à-corps avec le monde sensible,
l’écologie surgit dans le Journal au ras des brins d’herbe,
des lichens et des fougères, des roches ou des petits animaux, se constituant
le tissu sensoriel du rapport de Thoreau aux éléments. Ce lien viscéral qui
apparente le marcheur aux choses, symbiotique et souvent harmonieux (sauf
parfois au sommet des montagnes, où la nature se montre plus austère et
inhospitalière), oblige à une rééducation du regard sur la nature et sur
l’ordinaire.
Contempler l’écorce d’un arbre – qu’on ne voit
pas si l’on y jette un œil distrait – « dessille l’œil »,
écrit Thoreau en philosophe de l'attention. Côté ouïe, Thoreau livre de
magnifiques passages sur les sonorités infinitésimales de la nature ; la
glace « tonne », le lac « marmonne à voix
basse », s’y ajoute le « zézaiement cristallin des
mésanges » ou bien « la stridulation des
grillons ». Mais les plus belles pages sont encore des hymnes au
silence : « Je désire entendre le silence de la nuit, car le
silence est une chose positive à laquelle il faut prêter l’oreille […].
Parfois le silence est simplement négatif, une terre désolée, aride et stérile,
où je frissonne, où ne pousse aucune ambroisie. […] Le silence
sonne ; musical, il m’enchante. Une nuit où le silence était audible.
J’entends l’indicible. »
Mais que nous apportent ces considérations
d'aspect innocemment contemplatif ? Par la flânerie (flâner est « un
grand art », écrit-il un 26 avril), il déroge à la bougeotte lucrative
et à l’éthique du travail en vogue à son époque. Pareillement, l’exploration de
la nature sous son jour le plus ordinaire et sans objectif mercantile – s’il
recueille des fleurs dans sa « boîte de botaniste » (son
chapeau de paille), c'est pour les scruter, non en tirer profit – a une saveur
secrètement politique, qui prend corps dans son mode de vie lui-même. À la
marge, à la « lisière » selon le terme employé par
Thoreau, le philosophe est un « excentrique », tel que
Michel Granger aime à le nommer, et s’autorise une embardée vis-à-vis des
paradigmes de rentabilité et de consumérisme qui habitent déjà son temps. Une
réflexion intensément actuelle que Michel Granger lui-même avait nourrie dans
un billet de blog sur Mediapart, mettant l’œuvre de Thoreau en perceptive avec
les enjeux de la ZAD : « Vivre “à part” en démocratie ».
Les lieux qu’il arpente ont à ses yeux
davantage de valeur lorsque les lois du marché ne leur en accordent
aucune. « On dirait une île parmi les cieux lointains, une partie
non profanée de la terre, à qui l’on n’a pas donné de prix au marché, qui n’est
pas vantée par le promoteur immobilier », écrit-il le 31 mars
1853 en contemplant le sommet bleu d’une montagne. Thoreau peste contre les
barrières qui jalonnent son cheminement, marquages de ce que la propriété
privée fait aux espaces. Une mainmise humaine sur la nature qu’il exècre. « Chaque
village devrait avoir un parc, ou plutôt une forêt primitive, de cinq cents ou
mille arpents, où l’on ne devrait jamais couper la moindre branche pour en
faire du bois de chauffe, un bien éternellement commun, pour l’instruction et
la récréation », écrit-il le 15 octobre 1859.
« Ce que nous
appelons sauvagerie est une civilisation différente de la nôtre »
La nature n’est pas un matériau brut dévolu à
l'appropriation humaine. Une loi qui se lit partout dans le journal, baigné de
tendresse envers ses compagnons – arbres, buses à queue rousse, petits poissons
ordinaires –, qui résonnerait parfois presque comme une touchante
naïveté : « Il ne faudrait même pas secouer trop rudement
l’arbre dont nous convoitons les fruits », écrit-il ; « il
est criminel d’infliger une blessure superflue à l’arbre qui nous nourrit et
nous ombrage ». Inspiré par le modèle des « commons »,
terrains communaux à disposition de tous, Thoreau invente un modèle de gestion
collective des sols et crée un idéal de préservation de la nature qui
contribuera à l’avénement des parcs nationaux. Un appel
renouvelé dans l’essai « Chesuncook », dans Les Forêts du
Maine,sublime récit de voyage.
« L’homme insensible considère le
caractère sauvage de certains animaux, leur étrangeté, tel un péché ;
comme si toute leur vertu consistait dans leur aptitude à se laisser
domestiquer », écrit Thoreau un 6 février en évoquant la majestueuse
buse. « Cet oiseau ne sera pas votre volaille »,
ajoute-t-il. Une formule à teneur conclusive s'ensuit : « Ce
que nous appelons sauvagerie est une civilisation différente de la
nôtre. ». À l'instar du beau chapitre « Former inhabitants »
de Walden qui nomme, réinscrit dans l’histoire et dans la
géographie des esclaves et leurs descendants autrefois invisibilisés à partir
de leurs demeures fantômes, le journal cartographie des espaces non dignes
d’intérêt économique. Il parcourt des lieux que Thoreau appelle
« négligés », bousculant les échelles de valeurs de la cartographie
officielle et d'une utilisation institutionnelle de l'espace.
Le journal, dont
le héros cajole les mauvaises herbes et les obscurs marécages, subvertit la
hiérarchie des lieux et redessine poétiquement les frontières du monde
sensible. Il annihile des classifications établies de la sphère sociale. Aussi
pouvait-il écrire, concernant les Indiens – même si son regard ethnologique
n’échappait pas aux schèmes essentialisants de son époque : « La
pensée d’une tribu dite sauvage est généralement beaucoup plus juste que celle
d’un homme seul et civilisé. »
Sous des airs d’ingénuité, le journal de
Thoreau foisonne d’enseignements subrepticement politiques, dans les coulisses
de La Désobéissance civile ou de puissants textes tels que la
conférence De l’esclavage au Massachusetts. Cet anti-esclavagiste
radical, qui fut aussi l’ami des arbres et des balbuzards, savait que la
défense des minorités est indémêlable de la sauvegarde de notre monde
naturel contre l'asservissement humain, lui qui sut l'habiter poétiquement et
incarner sa pensée dans un style d'existence. Au creux de ses confessions,
au gré de ses observations sur le biotope et le long des sentiers du
Massachusetts, le journal prodigue au lecteur d'aujourd'hui une leçon sur
l'entrecroisement des luttes.
A lire aussi un entretien avec Michel Granger : https://addict-culture.com/thoreau-entretien-michel-granger/
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